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Art et commerce, la fièvre monte !

D’un côté, les temples de commerce dédiés à la consommation de masse. De l’autre, la culture parfois inaccessible pour le grand public. Deux univers que tout semble opposer. Et pourtant…

« L’art et la culture ne sont pas nécessairement éloignés du commerce. » Par cette assertion un brin polémique, Jérôme Sans, directeur artistique des expositions de Polygone Riviera, pose une véritable question : l’art a-t-il sa place dans les temples de commerce ? En France, il existe un certain paradoxe qui voudrait que l’art soit le fait du Prince, donc de l’État, et l’économie serait l’ennemie à abattre pour la culture. « Au Japon comme aux États-Unis, la culture se mêle aux nouveaux lieux de vie depuis plus de 30 ans », poursuit-il. Dans l’Hexagone, pour autant, certaines initiatives méritent d’être saluées, comme le confie Frédéric Bodenes, directeur artistique du Bon Marché. « L’art a toujours été dans l’ADN de notre grand magasin depuis sa création au XIXe siècle. » Il affirme même : « Sans la culture, le Bon Marché n’aurait pas de raison d’être. » Dont acte. Plus de 70 œuvres se baladent dans l’antre commercial à Paris Rive Gauche. Mais, plus encore, des artistes contemporains prennent possession des lieux. À l’instar de l’Argentin Leandro Erlich intervenu récemment avec son installation « Sous le ciel ». « En général, quand on parle culture, on imagine des espaces consacrés comme une bibliothèque, un musée ou un théâtre, explique l’artiste. Pour moi, un grand magasin est bien plus qu’un espace commercial. C’est aussi un lieu social et culturel. Un endroit qui éveille notre imagination. On peut, sans acheter, s’y balader et rêver. » Avant lui, Ai Weiwei, Chiharu Shiota et Guy Bourdin ont été invités à s’emparer du prestigieux site. « Nous sélectionnons les artistes par coup de cœur en vue de s’adresser à un public de non-initiés, ajoute Frédéric Bodenes. Nous visons à créer une très forte relation avec nos clients, une fierté d’appartenance. »
À autre grand magasin, discours proche. Les Galeries Lafayette agissent aussi comme médiateur entre les créateurs et le grand public. « L’ensemble des actions artistiques que nous menons place la création et les artistes dans le quotidien du grand magasin et invite un public qui n’est pas nécessairement habitué au circuit traditionnel de l’art à venir en faire l’expérience », intervient Guillaume Houzé, directeur de l’image et de la communication du groupe GL. Ce discours fait partie intégrante de l’enseigne depuis sa création. Des artistes, à l’époque peu connus, comme Alberto Giacometti ou Nicolas de Staël, pour ne citer qu’eux, ont exposé boulevard Haussmann. La Fondation d’entreprise Galeries Lafayette ouverte récemment dans le Marais a d’ailleurs pour mission d’accompagner les artistes et les créateurs dans une approche interdisciplinaire. « Je n’éprouve aucune gêne à établir des liens entre les projets : l’un commercial, l’autre philanthropique », assume Guillaume Houzé. « Il ne s’agit pas là d’un positionnement marketing mais d’une véritable conviction héritée depuis cinq générations et transmise. »

À Polygone Riviera, les œuvres d’art contemporain prennent place dans les allées du centre commercial à ciel ouvert. Ici, l’œuvre de l’artiste plasticien chinois internationalement reconnu Wang Du.
Quatre œuvres d’art de commande auprès d’artistes contemporains occupent le centre commercial Muse à Metz : Julio Le Parc, Chourouk Hriech, Romain Froquet et Lionel Estève.
Démocratisation

Dès 1975, l’artiste pop américain Andy Warhol avait anticipé en annonçant : « Tous les musées deviendront des grands magasins et les tous les grands magasins deviendront des musées. » Avant « l’effet Bilbao », en 1977, il y a eu « l’effet Pompidou ». Mixant expositions, bibliothèque, cinéma, place publique, boutiques, le musée devient pluridisciplinaire dans un bâtiment qui rappelle un hypermarché, selon ses détracteurs. Ce à quoi répond son concepteur Renzo Piano : « Tant mieux ! Personne n’a peur de se rendre dans un hypermarché. » En France, ce phénomène prend « enfin » de l’ampleur. L’art envahit le quotidien jusque dans les centres commerciaux, à l’exemple de NorthPark Center à Dallas qui intègre de façon pérenne des œuvres majeures d’Henry Moore, Andy Warhol, Barry Flanagan… Jérôme Sans, cofondateur du palais de Tokyo, poursuit l’aventure en démocratisant l’art contemporain artistique au sein même du centre commercial à ciel ouvert Polygone Rivieria, à Cagnes-sur-Mer. « Le contexte – la Fondation Maeght et le musée Renoir à proximité – a favorisé ce choix d’implanter des œuvres dans ce site dédié non plus exclusivement au shopping », argue-t-il.
« C’était une évidence pour nous de nous associer pour ce projet à Jérôme Sans, véritable référence de l’art contemporain », déroule Anne-Sophie Sancerre, directrice des centres commerciaux France d’Unibail-Rodamco. Et de compléter : « Notre vision durable et à long terme se concentre sur le développement de lieux de vie attractifs et accueillants pour y faire du shopping, y travailler et s’y relaxer. » Autrement dit : créer des « social places ». Un discours que confirme un sondage Ipsos. En effet, pour 70 % des Français, il est important que le lieu de shopping soit aussi un endroit vivant et animé où l’on flâne. Mais surtout, 50 % des personnes interrogées souhaiteraient une offre de divertissements actifs plus développée sur leur lieu de shopping.

Passerelles

Le centre commercial deviendrait-il alors un nouveau relais de l’art ? Oui, à en croire l’expérience d’Aspys pour qui la culture est une composante indispensable du parcours client. « Depuis l’ouverture de Beaugrenelle à Paris, nous avons accueilli des œuvres avec des approches très variées, narre Éléonore Villanueva, directrice marketing et communication de la foncière. La première approche faisait partie du “hors les murs” de la Fiac de 2015 avec pour thème la démesure, les jeux d’échelles. Dans l’avenir, nous n’excluons pas des partenariats avec d’autres institutions culturelles. » Apsys, avec à sa tête Maurice et Fabrice Bansay, aime à se définir comme « un créateur d’émotions, de surprises, et l’art en est un merveilleux vecteur, un “sublimateur” de lieu grâce à sa dimension esthétique très forte. » Une philosophie qui déteint jusque dans la cité messine avec le centre commercial Muse – voisin du Centre Pompidou-Metz. Un voisinage très inspirant : « Nous nous sommes attachés à avoir une production artistique de qualité muséale pour en être dignes. » Concrètement, cela s’est traduit par des médiateurs du musée présentant les œuvres de Muse et animant des ateliers pour enfants. L’idée de Muse est de donner envie à ses clients d’aller découvrir le Centre Pompidou. Les passerelles sont jetées entre art et commerce. Mieux encore, la fièvre monte…

L’artiste japonaise Chiharu Shiota a tissé sa toile au Bon Marché Rive Gauche en janvier 2017. Le titre de l’exposition « Where are we going » renvoie pour elle à l’incertitude du voyage qu’est notre vie. La création de ce maillage indéchiffrable, sa plasticité est un mystère, comme le sont encore notre cerveau, l’univers et bien sûr, la vie. Des questions fondatrices de son travail.