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Alexandra Corric & Matthias Navarro

Le Groupe Le Monde a investi au printemps dernier un « bâtiment-pont », dans le 13e arrondissement de Paris. Échanges et réflexions autour de cet objet singulier signé de l’agence norvégienne Snøhetta par deux de ses acteurs : Alexandra Corric, fondatrice d’Archimage, qui en a réalisé l’aménagement intérieur, et Matthias Navarro, fondateur et co-CEO de Redman qui a développé le projet pour le maître d’ouvrage. Regard(s) croisé(s)…

Rencontre

Alexandra Corric : Avec Matthias, nous nous connaissions d’une autre vie, du temps de ses fonctions au sein de Financière Duval. Au départ, nous avons tissé des liens principalement d’amitié. Parallèlement, en 2003, j’avais créé une société de réalisation d’aménagement intérieur avec Nicolas Ponson, cofondateur avec lui de Redman en 2007. Ensemble, nous avons réalisé le siège de Canal+ à Boulogne, le mégastore Benetton sur les Champs-Élysées, le siège de KPMG à La Défense… Les aspects relatifs à l’ingénierie, l’analyse du projet, au droit… qui font la spécialité des fondateurs de Redman sont complémentaires de l’expertise d’Archimage, la création et l’imagination. Avec nos ADN respectifs et nos expériences communes, nous étions entraînés, voire même formatés pour suffisamment se comprendre sur un projet de l’ampleur de celui du Groupe Le Monde.

Matthias Navarro : Nous nous sommes effectivement rencontrés aussi sur un terrain professionnel. Depuis la création de Redman, nous avons fait nos armes sur des projets de petite échelle avec toujours en point de mire un grand projet… Le hasard a bien fait les choses. Redman avait été sollicité en tant qu’assistant à maîtrise d’ouvrage déléguée pour accompagner le Groupe Le Monde qui souhaitait construire un nouveau bâtiment afin de réunir les sept rédactions le composant. De son côté, le groupe a pensé à Archimage pour l’aménagement des quelque 23 000 m2 que totalise l’édifice… Il ne nous restait plus qu’à jouer ensemble cette nouvelle partition. Et quelle partition…

Un objet singulier

MN : Le journal Le Monde et les autres titres du groupe (Télérama, L’Obs, La Vie, Courrier international…) se sont offert un nouveau siège social dans le 13e arrondissement de la capitale. Sa particularité : il s’agit d’un « immeuble-pont » qui enjambe les rails de la gare d’Austerlitz. En quelque sorte, un ouvrage d’art qui fait office d’immeuble de bureaux. Son autre particularité tient du fait que c’est l’utilisateur lui-même qui a construit son propre bâtiment. D’habitude, l’investisseur porte l’immeuble, le futur occupant prend en charge l’aménagement en se projetant plutôt à 9-12 ans et non à 30 ans comme ici. Le Groupe Le Monde a pensé le projet à long et moyen termes. Il a intégré l’aménagement dès le départ. En fusionnant les questions architecturales et d’aménagement, beaucoup de sujets se sont de fait simplifiés, mais d’autres complexifiés. Par exemple, cela nous a permis de gagner du temps en menant une seule discussion avec le maître d’ouvrage. En revanche, ce dernier a parfois trop anticipé certaines problématiques avant qu’elles ne se posent réellement dans le cadre du chantier.

AC : Nous connaissions l’ampleur du geste architectural de l’agence norvégienne Snøhetta, le maître d’œuvre du bâtiment. Par ailleurs, pour faire une proposition d’aménagement, il fallait étudier les métiers exercés par les 1 600 collaborateurs et les sept entités que compte le groupe, et les transposer en termes d’espace. Nous avons fait beaucoup de pédagogie et accompagné les équipes en amont pour imaginer le projet de la rédaction d’aujourd’hui, mais aussi de demain. Il fallait développer une logique de groupe tout en respectant les spécificités des titres, de leur rédaction et des rythmes de publication.

Partis pris

AC : L’architecture du bâtiment telle que nous l’a racontée Snøhetta a influé sur nos partis pris en matière d’architecture intérieure. Nous voulions décliner le modèle industriel qui le caractérise par exemple en mettant en valeur les bracons qui contribuent au contreventement de l’ouvrage, en installant de faux-plafonds composés d’une résille métallique très technique. Nous avons également cherché à appuyer l’ancrage urbain de l’édifice environné de la Seine, de ponts, d’une gare, de rues… Archimage a développé dans les espaces un langage très urbain. Les salles de réunion positionnées au milieu des plateaux font référence à des places, voire des jardins publics grâce à la végétation que nous avons installée. Ces espaces sont conçus pour permettre aux collaborateurs de se croiser comme dans les réseaux de la ville. De se connecter également. C’est aussi le fil conducteur de l’aménagement type de chaque plateau.

MN : Autre caractéristique, le bâtiment fait plus de 100 m de long. Très vite nous nous sommes dit qu’il est plus rapide de passer d’un niveau à un autre que de traverser un étage entier. En cours de chantier, pour ainsi faciliter les déplacements, nous avons créé une trémie entre les 5e et 6e étages, dans le centre névralgique du Monde, pour y implanter la salle de rédaction dédiée à l’actualité dite « chaude ». Toute la rédaction s’organise autour de cet espace.

Engagement

AC : Sans hésiter, en numéro un, le confort des collaborateurs. Louis Dreyfus, président du directoire du Monde, a été formel dès le départ : aucun bureau individuel et un confort maximal. Il nous a demandé d’étudier dans l’ensemble du projet la qualité acoustique des espaces, de respecter une bonne distance entre les collaborateurs et de veiller à ce qu’il y ait suffisamment d’espaces pour qu’ils se réunissent. Cet engagement était avant tout formel. Je ne vous parle même pas de celui de la date (du mobilier a dû être installé alors que la façade n’était pas terminée…). Les arbitrages se faisaient systématiquement à l’aune du confort des collaborateurs pour respecter les critères essentiels que sont la qualité de l’air, de la lumière et l’acoustique, mais aussi du mobilier et des équipements mis à disposition pour faciliter la vie au bureau. Et ce dans le respect du budget. Afin de relever le challenge, il a fallu parfois être aussi plus malin que créatif.

MN : À mes yeux, l’engagement le plus important vis-à-vis du client est le respect du budget. De ce point de vue là, s’engager dans un projet de cette envergure a constitué un véritable défi. Malgré la typologie de bâtiment qui a été choisie, la complexité de construction, les problématiques auxquelles nous avons été confrontées, etc., nous n’avons pas dépassé d’un euro le budget alloué au démarrage, soit 200 M€ (foncier y compris). Ce budget a été tenu clé en main, même si nous ne connaissions pas les ressorts financiers d’un bâtiment si atypique qu’il a engendré beaucoup de surprises.

Fonctions premières

MN : La question sécuritaire pour un groupe de presse est très importante. Le choix du projet de Snøhetta lors du concours a été fait en 2014 avec Pierre Bergé, un des actionnaires du groupe. Début 2015, au lendemain des attentats de Charlie Hebdo, c’est lui que nous sommes allés voir avec les architectes avec une question : devions-nous revoir le projet et construire un bunker ou continuer à imaginer un immeuble ouvert et accessible ? C’est le choix de l’ouverture qui l’a emporté même si beaucoup de questions se posaient concernant la place publique qu’abrite le bâtiment sous sa voûte. Ce point de passage, appelé Media Plaza, accueille aujourd’hui les skateurs du quartier et fera l’objet d’une animation lumineuse pour communiquer avec la ville.

AC : Je n’étais pas au courant de cet épisode décisif dans l’histoire du bâtiment et pourtant, sans le savoir, je vous ai parlé d’ouverture. Cette liberté et cette ouverture vont de pair avec le métier de journaliste. Elles nous ont animés dans l’aménagement intérieur. Nous avons fait en sorte que chacun ait la liberté de travailler de toutes les manières possibles. Les open spaces aménagés en premier jour signent l’ouverture. En bout de bench, des espaces acoustiques permettent de s’installer de manière tout à fait informelle et de s’isoler. Les espaces du milieu abritent des canapés et de grandes tables pour se rencontrer, se réunir, échanger. Nous avons avant tout pensé les usages pour faciliter la circulation des hommes et des idées.

Au temps de la pandémie

MN : Le premier confinement a été décrété juste à la fin du chantier. Est-ce que l’on ferait la même chose aujourd’hui ? Zéro bureau fermé ? Je n’ai pas de réponse tranchée. Cela dépend de la façon de fonctionner de chaque société. Ce serait intéressant, si on démarrait le projet aujourd’hui, de se poser la question…

AC : Durant le premier confinement, les équipes ont réalisé une véritable prouesse en sortant le journal quotidiennement. Le retour d’expériences est très positif : ce siège social remplit parfaitement sa mission d’outil de travail. Si le collaborateur trouve que celui-ci n’est pas efficace, il rechigne à s’y rendre. Le fait qu’il cherche à y être démontre que ces surfaces-là ont un sens, qu’elles offrent le meilleur usage. Notre défi aujourd’hui est de légitimer ces mètres carrés, parce que, nous le voyons bien, malgré la pandémie, le siège social a ses raisons d’être. Plutôt que de réduire les surfaces, les directeurs immobiliers et les managers disent vouloir supprimer quelques espaces dédiés aux postes de travail pour offrir d’autres espaces, d’autres destinations parfois inattendues. Cette révolution était déjà en marche. Aujourd’hui, on ne conçoit plus de bureaux sans penser à tout un ensemble d’espaces collaboratifs. En ce sens, le siège du Groupe Le Monde est totalement d’actualité.

Alexandra Corric Architecte DPLG en 1988 et titulaire d’une maîtrise de droit et d’économie de la construction, Alexandra Corric fait un rapide passage dans une société de service aux architectes. Elle décide de créer Archimage en 1990, agence d’architecture intérieure spécialisée dans l’immobilier tertiaire. Convaincue que « la vie est trop courte pour travailler triste », elle bâtit une agence à l’image de ses valeurs : engagement, générosité et inspiration. Enrichie d’un département travaux en 2008, Archimage Ingénierie, l’agence s’étoffe et emploie aujourd’hui plus de 40 collaborateurs. Dotée d’une sérieuse expertise dans son domaine, du côté propriétaire autant que du côté utilisateur, Alexandra Corric a fait d’Archimage un acteur incontournable de cet univers des sièges sociaux en profonde mutation. © Carole Desheulles pour in interiors
Matthias Navarro Diplôme d’avocat (barreau de Paris), DESS en droit de l’immobilier et de la construction (université Paris 2) et DESS en droit de l’urbanisme et des marchés publics (université Paris 1)/ICH Paris en poche, Matthias Navarro débute sa carrière en 2000 chez Batigère en tant que responsable d’agence. De 2001 à 2007, il intègre le Groupe Duval en tant que directeur juridique de l’immobilier et directeur des investissements. En 2007, il cofonde avec Nicolas Ponson le groupe Redman (certified B Corp). Membre (FRICS) de la Royal Institution of Chartered Surveyors (RICS) et du Mouvement Impact France, Matthias Navarro possède plus de 20 ans d’expérience dans le développement et la réalisation d’opérations immobilières de développement et d’investissement. Carole Desheulles pour in interiors

« Cet immeuble est une prouesse technique. Il est posé sur des dalles au-dessus de voies SNCF. Il s’agit d’un ouvrage pont d’une portée de 90 m et d’une très grande cowwmplexité technique. Le concours lancé par la Semapa prévoyait de construire sur ces dalles deux immeubles reliés par des passerelles. Sur la partie nord, il devait même y avoir un IGH, une tour d’hôtel qui fasse le pendant de la tour de l’Horloge de la gare de Lyon. En association avec SRA, Snøhetta a été le seul candidat à regrouper le programme dans un seul immeuble. Ce projet était beaucoup plus cher et compliqué à construire que deux immeubles distincts, mais en même temps il répondait à la volonté de regroupement du Monde. » Matthias Navarro, fondateur et co-CEO de Redman

« C’est un rêve d’aménager de tels plateaux. On travaille souvent des espaces tarabiscotés ou beaucoup plus impersonnels. D’une surface de 3 500 m2 chacun, les plateaux correspondent peu ou prou à la taille d’un immeuble parisien. C’est unique. Le projet totalise sept niveaux, deux terrasses, une est et l’autre ouest, toutes deux accessibles au public. La façade en double peau vitrée se compose de 22 000 “pixels” évoquant la typographie des journaux. Semi-opaques, opaques ou translucides, ils apportent une certaine vibration à l’extérieur et un grand confort visuel à l’intérieur. » Alexandra Corric, fondatrice d’Archimage

… Découvrez le projet en images dans notre article dédié.

 

Photos : © Carole Desheulles pour in interiors
© Salem Mostefaoui
© Salem Mostefaoui

Interview issue du tout nouveau n°14 de la revue in interiors. Pour consulter le numéro dans son intégralité, cliquez ici.