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© Adobe Stock/Zigmunds

Ville et vivants : apprendre à regarder les oiseaux pour mieux (re)construire la ville après la crise ? 

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Antonin Yuji-Maeno, architecte, fondateur de l’agence Cutwork, prend la plume pour donner son point de vue sur la place de la nature en ville, et notamment de sa faune.

Un déficit d’attention envers le vivant non humain

En France, 61 % de la population humaine habite aujourd’hui dans des villes. Avec nos modes de vie majoritairement citadins, nous avons mis de côté notre sensibilité à la diversité du vivant avec lequel nous cohabitons. Notre expérience et l’imaginaire de la nature sauvage sont très encadrés et nous ne prêtons plus vraiment attention aux espèces avec lesquelles nous partageons les espaces : nous avons pris l’habitude de traiter les sons de la nature comme un bruit blanc, un fond sonore que l’on n’entendrait plus vraiment. Sans la circulation des voitures et le bruit gris de nos activités, la ville n’est pourtant pas silencieuse. Elle roucoule, babille, piaffe, jase, pleure, craille, siffle, hulule, trisse… «Imaginez cette fable : une espèce fait sécession. Elle déclare que les 10 millions d’autres espèces de la Terre, ses parentes, sont de la “nature”. À savoir : non pas des êtres, mais des choses, non pas des acteurs, mais le décor, des ressources à portée de main […] Cette fiction est notre héritage », nous alerte Baptiste Morizot[1] philosophe et praticien du pistage dans Manières d’être vivant. Il existe un véritable déficit d’attention envers le vivant non humain. Nous avons appris à nier l’activité du vivant non humain en l’opposant aux activités humaines dont les temporalités et les systèmes sont maîtrisés.

En témoigne ces plaintes autrefois considérées comme insolites qui aujourd’hui ne font que se multiplier : on cherche à interdire le coq de chanter (procès contre un coq qui chantait un peu trop fort, sur l’île d’Oléron). Nos sociétés aseptisées nous poussent à devoir préserver un  « patrimoine sensoriel des campagnes », pour laisser vivre les effluves et bruits du monde rural face aux plaintes des touristes et nouveaux venus citadins. Et donc, à préserver une forme de friction, indispensable à la cohabitation avec le vivant. L’architecte a un rôle à jouer dans la préservation de cette friction. Et celle-ci passe peut-être d’abord par une rééducation du regard.

 

Le confinement, un moment pour développer une attention nouvelle envers ceux qui nous entourent à l’extérieur

Alors que chacun de nous sait reconnaître instinctivement la silhouette d’un logo même de très loin ou très petit en bas d’une affiche, on peut s’interroger sur notre manque de connaissance des vivants qui nous entourent. Une étude américaine menée en 2014 par Discover the Forest, l’US Forest Service et l’AD Council montre qu’un enfant nord-américain entre 4 et 10 ans est capable de reconnaître et distinguer en un clin d’œil expert plus de 1 000 logos de marques, mais n’est pas en mesure d’identifier les feuilles de dix plantes de sa région. Ce que cela révèle de notre société, c’est moins la pollution visuelle qui sature notre champ mental et physique que la nécessité de réapprendre à développer un regard alerte sur le vivant. Or le confinement semble paradoxalement révéler une forme de nouvelle d’attention : les hashtags récemment lancés sur les réseaux sociaux, #BWKM0 (pour Bird Watching Kilometer Zero, ou observer les oiseaux de chez soi), ou encore #lockdownbirding en témoignent. Le réflexe d’apprendre à regarder les oiseaux sont une opportunité offerte par cette situation exceptionnelle pour repenser notre relation au vivant, en comprendre et en accepter toute sa diversité.

 

Alors, observons les oiseaux ! Ce n’est pas seulement l’envie de savoir reconnaître ces multiples oiseaux que l’on veut provoquer. C’est une ouverture, depuis chez soi, sur d’autres possibles, sur la découverte de ceux qui existent avec nous et nous environnent. Une façon de porter attention à la multitude des mouvements qui nous entourent. Observer les oiseaux dans la ville, c’est réapprendre à voir. Pas pour nous dire comment voir, mais pour déployer notre champ de vision au sens propre comme au figuré.

 

La ville doit redevenir un environnement propice à l’éclosion et la prolifération naturelle de la vie, et sur ce point, les architectes sont en première ligne. Être architecte et aimer observer les oiseaux participe en effet de la même impulsion : regarder le monde, être sans cesse à l’affût de son changement, avoir les sens éveillés et toujours liés à l’environnement dans lequel nous sommes et aux territoires que nous partageons entre vivants.

 

L’agence d’architecture et des design Cutwork, a réalisé un guide en ligne accessible à tous, afin d’apprendre à reconnaître les 55 oiseaux de ville que l’on peut voir facilement depuis chez soi.

 

[1] Morizot, B. (2020). Manières d’être vivant : Enquêtes sur la vie à travers nous. Éditions Actes Sud, 2020.

© Cutwork

Antonin Yuji-Maeno,

architecte, fondateur de l’agence Cutwork

Photos : © Adobe Stock/Zigmunds ; portrait : © Cutwork