Haut

Les Docks de Saint-Ouen / Denis Legat, Bernard Reichen & Antoine Frey

Photos : © Margaux Demaria pour Business Immo Global

Entre la requalification d’une ancienne halle industrielle et l’animation d’une nouvelle artère commerciale, Frey a donné à son opération des Docks de Saint-Ouen la mission de doter Saint-Ouen-sur-Seine d’un nouveau cœur de ville « vivant, convivial et engagé ». À quelques semaines de son inauguration, retour sur une opération urbaine mixte et dynamique avec Antoine Frey, président-directeur général du groupe éponyme, l’architecte et urbaniste Bernard Reichen, fondateur de l’agence Reichen et Robert & Associés, ainsi que Denis Legat, directeur associé de La Lune Rousse, opérateur des lieux.

Histoire

Bernard Reichen : Une halle industrielle va devenir une halle urbaine. Quand Nexity a acquis cet ancien site Alstom, la décision de restituer cet espace à la ville et à ses habitants a été prise dès l’origine du projet, avant tout dessin urbain. Nous avions la conviction que cette halle serait la place publique de demain, au cœur d’un parcours menant du centre-ville à la Seine. L’histoire des halles, c’est aussi l’histoire de notre agence, comme en atteste la transformation de la halle de la Villette, pensée dix ans après, comme une réponse à la destruction des halles de Paris. On a pris conscience alors de la valeur de cet héritage méprisé, considéré comme utilitaire et situé hors du champ patrimonial. Pourtant, ces espaces évocateurs, et même euphorisants, expriment un mouvement infini si l’on sait lire cette architecture au même titre que la musique répétitive : des motifs, des principes de répétition, des rythmes et des déformations en sont les codes. L’histoire nous a donné raison. Ces halles, dans tous les pays de monde, sont entrées dans l’imaginaire universel. Elles sont le symbole de l’appropriation, de l’échange, de la liberté, de l’art ou des nouvelles technologies.

Antoine Frey  : Nexity, en concertation avec l’équipe municipale de l’époque, a lancé un appel à candidatures afin de trouver un acteur capable de développer l’axe majeur du quartier des Docks de Saint-Ouen, se déployant entre la halle et le Cours des Lavandières. Projet qui a pour vocation de créer un trait d’union entre le nouveau quartier et le centre-ville historique, il est appelé à devenir une artère majeure dédiée au commerce et aux services de proximité, activant l’espace public et donnant place à un quartier vibrant et animé. Et pour la halle aujourd’hui, le cahier des charges est très clair : en faire le cœur battant de ce nouveau quartier et un lieu de rayonnement bien au-delà des frontières de la ville et de l’Île-de-France. Non seulement pour qu’elle soit un marché, un lieu d’échange, de restauration, mais aussi de culture, de convivialité et de fête qui s’adresse à tous les Audoniennes et Audoniens. Sa programmation est placée sous le signe de l’engagement tout en proposant une offre inédite et axée sur l’expérience. Le succès d’une telle opération relève d’une alchimie très particulière, qui se rapproche plus de l’événementiel que de l’immobilier.

Denis Legat  : Notre première visite de ce lieu s’est déroulée à l’occasion du tournage d’un clip de la pianiste Vanessa Wagner, alors que la halle était encore vide. Elle nous inspire forcément, puisque nous trouvons avant tout nos racines dans la production événementielle et l’urbanisme transitoire. Nos premiers projets ont porté sur l’occupation de friches industrielles appartenant souvent à la SNCF ; aussi, cette proposition de redonner vie à ce bâtiment patrimonial nous est apparue comme un réel privilège. D’autant que nous pourrons cette fois nous installer dans la durée, ce qui représente évidemment une approche assez différente et tout aussi passionnante par rapport à nos opérations transitoires. Rapidement, nous avons cherché à créer du lien avec l’environnement immédiat et les habitants en activant des événements, majoritairement aux alentours de la halle.

Mixité

DL : Nous sommes souvent associés à une certaine idée de la gentrification axée sur la culture des jeunes urbains festifs, parce que la Lune Rousse est issue du monde de l’événementiel et du spectacle. Pour autant, dans le cadre de nos opérations passées, nous avons compris la richesse qu’apporte la mixité, et c’est aujourd’hui cette conviction qui nous guide. Notre créneau est le décloisonnement. Entre les gens, entre les disciplines, entre les publics. C’est ainsi que nous pourrons proposer ici une place de village s’adressant à tous de différentes manières en fonction des moments de la journée. Le site pourra vivre avec des publics différents, qui pourront parfois s’y croiser. Cette mixité est essentielle, mais en même temps, elle est le combat le plus compliqué à mener. Elle se construira dans le temps en observant, en testant et en expérimentant.

AF : La mixité d’usage est au cœur de cette opération puisque l’on y fabrique sur mesure un lieu de vie dans lequel nous rassemblons des éléments généralement séparés : un marché de produits frais, des restaurants, des commerces, des bureaux, des kiosques de petite restauration, une cuisine partagée, un média radio, une salle événementielle… On s’est en effet aperçu au fil du temps que les projets mixtes sont généralement une juxtaposition d’activités plutôt qu’une véritable fusion. Or, le succès de Frey vient avant tout de notre volonté de penser différemment, prônant une approche durable du commerce, comme vecteur de lien social et générateur d’une nouvelle mixité urbaine au service de la transition environnementale. Un tel projet est une occasion fabuleuse de sortir de notre zone de confort, d’apprendre au contact de nos partenaires, de la Lune Rousse. Et de cette expérience, nous distillerons dans nos futures opérations de renouvellement d’entrées de ville des idées nouvelles, créant des lieux de vie en phase avec les aspirations des habitants, tout en proposant un modèle économique frugal pour les commerçants.

BR : Après le temps des rues marchandes, la particularité du grand commerce est d’avoir « effacé » l’espace public en créant une relation directe entre le monde de l’automobile et les espaces marchands. Aujourd’hui, c’est cet espace public, quelle qu’en soit la forme, qui est à nouveau perçu comme une nécessité. L’idée de la halle, pensée comme une place publique, faisait partie pour nous des invariants du projet urbain. C’est autour de cet espace accessible à tous que les fonctions les plus diverses, marchandes et non marchandes, peuvent ensuite s’installer. Rien de plus n’était dit à l’origine du projet. Il s’agissait d’un « non événement » évaluant précisément les erreurs à ne pas commettre, à commencer par le désir de remplir tout l’espace. Ce principe de précaution a un corollaire : la halle est un espace capable et, si l’espace est une donnée, c’est la fonction qui devient une variable. À l’inverse de l’architecture fonctionnaliste, la mixité et la réversibilité des usages sont la règle. En ouvrant le champ des possibles, on favorise son appropriation par ses occupants et ses visiteurs.

Évolution

AF : Notre métier est habituellement de restructurer des zones commerciales d’entrées de ville. Cette halle est pour nous un laboratoire fabuleux. À ce titre, toute notre réflexion porte sur la meilleure façon d’amorcer une nouvelle dynamique urbaine. Nous nous intéressons avant tout à la façon dont un lieu peut rendre intense un morceau de ville, pour qu’il soit le théâtre d’un bouillonnement d’activités et d’événements donnant envie aux habitants du quartier de s’y retrouver, quel que soit leur âge ou leur culture. Comment faire pour que le lieu ne se soit pas figé ? Qu’il soit le plus évolutif possible et permette d’expérimenter ? L’important pour nous est davantage le contenu que le contenant, qui finalement n’est là que pour laisser ouvert le champ des possibles.

DL : Un tel sujet ne peut forcément qu’évoluer. Nous portons donc évidemment des convictions et des envies qui se transformeront dans le temps. La halle gourmande, par exemple, devra être un lieu de convivialité aux usages multiples où l’alimentaire aura une part importante. Mais elle sera aussi un lieu de culture rendant possibles des moments festifs, où le sport sera un élément fort en raison de la ferveur qu’il suscite à Saint-Ouen. Nous commencerons par un programme de préfiguration autour de la halle et sur le Cours des Lavandières pour aller au contact de nos voisins, et nous adresserons dans un premier temps notre programmation au quartier. Nous croyons qu’il est important de favoriser d’abord l’appropriation du lieu par les Audoniens avant de nous ouvrir dans un second temps à des publics plus parisiens.

BR : Aujourd’hui, pour des raisons architecturales et surtout environnementales, le « déjà-là » et le « faire avec » s’imposent à nous. La première conséquence, à l’inverse des pratiques de la ville extensive, est de nous placer à nouveau dans une logique de continuité des récits urbains. Reste ensuite à garantir l’économie et la faisabilité de tels projets. À l’exception des patrimoines majeurs, seul le changement d’usage permet la conservation d’édifices tels que la halle de Saint-Ouen. Ici, l’équation économique rejoint l’équation urbaine. À l’ouest, un pôle de mobilité et un parking mutualisé remplacent une halle secondaire. À l’est, deux bâtiments « repères », construits grâce à la démolition de trois travées de la halle, signalent celle-ci dans la nouvelle silhouette urbaine. Par la typologie de ces bâtiments, l’esprit du loft complète l’esprit de la halle. Entre ces deux « frontons », la halle, que l’on va découvrir de l’intérieur, s’inscrit dans le parcours menant de la ville au parc de la Seine. Une économie globale permet la conservation, et un espace méconnu et fermé sur lui-même devient le support d’une nouvelle urbanité.

Antoine Frey 

Président-directeur général de la foncière cotée qui porte son nom, Antoine Frey a fait de la transformation des zones commerciales d’entrée de ville son principal cheval de bataille. Fort d’un patrimoine valorisé à 1,7 Md€, le groupe s’est doté en 2019 d’une filiale dédiée au développement de projets urbains mixtes et est devenu, deux ans plus tard, la première foncière cotée tricolore à adopter le statut d’« entreprise à mission », avec pour but de « remettre le commerce au service de l’intérêt collectif », ainsi que d’obtenir la certification B Corp.

Bernard Reichen

Diplômé de l’École Spéciale en 1965, Bernard Reichen a fondé l’agence Reichen & Robert en 1973 aux côtés de Philippe Robert. L’architecte et urbaniste, Grand Prix de l’urbanisme en 2005, a depuis fait de la rénovation et réhabilitation de bâtiments issus du patrimoine industriel la spécialité de son agence, devenue Reichen et Robert & Associés en 2004. Parmi ses opérations iconiques, il compte notamment la transformation de la filature Le Blan, à Lille, et de la Grande Halle de la Villette, à Paris, ainsi que la Cité du cinéma, à Saint-Denis, ou encore les Grands Moulins de Pantin.

Denis Legat

Denis Legat est depuis 2001 le directeur associé de La Lune Rousse, société de production spécialisée dans la conception et l’animation d’événements de marque, de productions culturelles et de lieux de vie pour le compte de clients tels que LVMH, France TV, la SCNF ou encore la Ville de Paris. À ce titre, elle exploite et programme depuis 2014 le projet Ground Control, un espace culturel et événementiel de 6 500 m2 installé dans une ancienne halle de tri postal à proximité de la gare de Lyon.

© Frey

Leur projet commun

Pour le premier projet porté par sa filiale Citizers, spécialisée dans les opérations urbaines mixtes, la foncière Frey a cherché à doter Saint-Ouen-sur-Seine, banlieue limitrophe du nord de Paris, d’un véritable cœur de ville. Fruit d’un appel à projets mené par la municipalité et inscrit au sein de la ZAC du même nom – un écoquartier de 100 ha –, les Docks de Saint-Ouen constituent un programme mixte de 24 000 m2, divisés à parts égales entre les deux composantes du projet.

D’une part, l’opération prévoit la transformation d’une ancienne halle industrielle Alstom, longue de 200 m et construite en 1924, pour en faire un lieu de vie pluriel désormais baptisé « Communale ». Au menu, Frey a prévu, sous l’impulsion du maire de Saint-Ouen Karim Bouamrane, une place centrale de marché composée de dix étals de produits frais et huit kiosques, une offre de petite restauration diversifiée, un bar ainsi qu’une cuisine partagée, mais aussi un espace événementiel, une offre multimédia (dont un studio de production et diffusion), un espace de coworking de 4 000 m2, un incubateur et food lab ainsi qu’une école de cuisine. Juste à côté, le Cours des Lavandières, promenade piétonne longue de 350 m, ambitionne de devenir l’axe majeur du quartier, entre la halle et le boulevard Victor-Hugo, en proposant 50 boutiques et six moyennes surfaces situées aux pieds d’immeubles résidentiels, conjuguées à différentes aires de jeux et aménagements paysagers.

© Frey

Article issu du Business Immo Global 199.

Pour consulter le numéro dans son intégralité, cliquez ici